Numérique à l’école : « Pendant la crise, les enseignants ont dû trouver leurs propres solutions », explique Jean-François Cerisier
Enseignement à distance, hybride, comodal... Les deux années de crise sanitaire ont mis en avant différents modes d’apprentissage. Portés parfois par les outils numériques et la réorganisation des espaces éducatifs, ils ont été plus ou moins bien acceptés et vécus par les enseignants comme par les collégiens, lycéens et étudiants. Quels défis représentent-ils réellement pour l’apprentissage des élèves et pour les professionnels de l’éducation ? Peut-on tirer du confinement et des demi-jauges des leçons intéressantes pour organiser certains parcours d’apprentissages à l’avenir ?
Entretien avec le professeur Jean-François Cerisier, directeur de l’unité de Recherche Techné à l’Université de Poitiers.
Certains enseignants expriment un réel rejet des outils digitaux dans leurs pratiques éducatives en général. Pourtant, on a pu avoir le sentiment que la crise sanitaire avait favorisé l’intégration du numérique à l’école...
C’est vrai que le discours officiel souligne que la crise sanitaire a « accéléré » l’utilisation du numérique à l’école. Mais cette expérience a plutôt « obligé » les enseignants à utiliser le numérique alors qu’ils n’y étaient pas forcément habitués (ni préparés). Et on a parfois supposé que cette expérience les inciterait à utiliser plus régulièrement ces outils, même après la fin du confinement. En réalité, l’expérience vécue pendant le confinement n’a pas permis aux enseignants de réellement s’approprier les outils numériques en classe. Ils ont développé des compétences à travers leurs propres expériences : ils ont dû trouver leurs propres solutions. Mais ils n’ont globalement pas reçu de formation pour intégrer le numérique dans les pratiques éducatives. Et aujourd’hui, certains ne veulent plus utiliser ces outils.
Cette position de rejet semble encore plus présente face à l’utilisation des outils digitaux dans l’enseignement « hybride », qui implique de faire cours en même temps à des élèves en classe et à d’autres restés chez eux.
Le type d’enseignement que vous décrivez est en fait ce qu’on appelle l’enseignement comodal. Il ne représente que l’un des aspects de l’hybridation. Et il est réellement très compliqué à mettre en œuvre, ce qui explique que bon nombre d’enseignants le refusent. Enseigner à distance à certains élèves alors même qu’on fait cours aux élèves présents en classe, c’est extrêmement difficile. C’est finalement beaucoup plus simple d’enseigner à 100% en distanciel.
>> Lire aussi : Lab School Paris : l’hybridation pédagogique au service des enfants.
Qu’est-ce qui se joue exactement dans l’enseignement comodal ?
Dans l’enseignement comodal, on peut très facilement oublier qu’on s’adresse aussi à des étudiants qui ne sont pas physiquement présents dans la classe. C’est compliqué de prendre cela en compte dans sa pratique pédagogique.
Par ailleurs, pouvoir enseigner en comodal dépend aussi du type d’activités proposées. Le comodal sera plus ou moins pratique selon que les activités nécessitent, ou non, une supervision directe de la part de l’enseignant. En présentiel, l’enseignant peut se déplacer dans la classe et assister un élève en particulier. Mais une supervision directe apportée aux élèves à distance passera forcément par les outils numériques, et ils la vivront de manière très différente que s’ils étaient en classe. Par exemple, on a demandé à des étudiants et lycéens pourquoi ils n’activaient pas leur webcam pendant les cours. Certains élèves répondaient : « Parce que je ne veux pas qu’on me voit dans mon environnement personnel », « Parce que je suis en pyjama » ou « Parce que mes proches sont susceptibles de passer derrière moi pendant le cours et d’être visibles à l’écran ». Ou encore : « Parce que je fais autre chose en même temps que j’écoute le cours ».
Mais d’autres élèves ont justifié leur refus d’activer leur webcam en expliquant : « Quand je suis en visioconférence, je me sens vulnérable, car je suis trop individualisé. Alors qu’en présentiel, je suis au milieu de mes camarades ». Cette réponse est très intéressante et souligne comment l’enseignement à distance, via le numérique, peut compliquer la médiation pédagogique.
L’enseignement comodal peut aussi soulever d’autres difficultés : par exemple, il peut faire naître des inégalités entre les enfants présents en classe et ceux qui, depuis chez eux, ne bénéficient pas d’une bonne connexion internet ni d’outils digitaux performants.
Les demi-jauges sont peut-être aujourd’hui derrière nous. Mais si elles devaient revenir, quels aménagements et équipements envisager pour un enseignement comodal efficace ? (Par ailleurs, en dehors de toute crise sanitaire, ce type d’enseignement peut aussi s’avérer très utile pour des enfants hospitalisés, contraints de suivre les cours à distance).
L’enseignement comodal n’est sans doute pas adapté à tous les niveaux scolaires. Je pense plutôt aux élèves de lycées ou de fin de collège, et aux étudiants universitaires bien sûr. Pour un enseignement comodal efficace, je pense qu’il est très important de s’appuyer sur le partage de documents.
Le document, c’est l’objet autour duquel on travaille, il est finalement au cœur de l’activité et des tâches à réaliser. En ce sens, il fédère l’ensemble des élèves et participe beaucoup de leur engagement dans leur apprentissage. L’important est que tout le monde puisse parfaitement voir, lire ou entendre le document, et que chacun vive la même expérience, autant que faire se peut. Cela passe beaucoup par l’utilisation d’outils numériques de partage comme les TBI (Tableau Blanc Interactifs) ou les ENI (Écrans Numériques Interactifs). Ils permettent de faire un partage d’écran depuis le tableau. Leur avantage est aussi qu’ils peuvent être utilisés dans un environnement classique, quand tous les élèves sont en classe. Ils servent alors de surface interactive de projection.
Faciliter le partage des documents suppose aussi de savoir utiliser les plateformes et les outils de bureautique collaborative. Toute la bureautique collaborative de Google par exemple a beaucoup de succès. On peut questionner les monopoles évidemment. Mais les outils proposés sont vraiment efficaces.
La question de confidentialité des données peut préoccuper les différents acteurs au sein d’un établissement éducatif. Cela dépend du type de données partagées : certaines ne posent pas forcément de problèmes éthiques ou juridiques, mais d’autres si, notamment celles qui concernent l’évaluation des élèves. Là, mieux vaut utiliser les plateformes propres des établissements, comme les ENT.
Vous disiez tout à l’heure que l’enseignement comodal n’était que l’un des aspects de l’hybridation : à quels autres aspects peut-on penser ?
L’hybridation peut par exemple se traduire par une réorganisation des parcours d’apprentissage, avec d’une part, les activités qui demandent une supervision directe de la part de l’enseignant, d’autre part celles qui peuvent être pratiquées par les élèves en autonomie. Cette réorganisation implique ou pas l’usage des outils digitaux.
On peut imaginer une organisation avec des cours magistraux en distanciel (à condition que chaque élève soit correctement équipé en outils numériques : ordinateurs, connexion internet etc) : ils ne demandent pas d’interactivité directe entre l’enseignant et les élèves. Les questions peuvent être posées à la fin, comme dans un webinaire. C’est applicable à l’université mais aussi au lycée, et peut-être même au collège : par exemple, on pourrait donner un cours magistral de mathématique à tous les élèves de seconde en même temps. Si l’espace disponible dans l’établissement ne permet pas de réunir tout le monde, ce cours magistral pourrait avoir lieu en distanciel. Le temps gagné serait utilisé pour organiser des travaux en petits groupes, selon le niveau des élèves, cette fois-ci en présentiel, sous la supervision d’un enseignant.
D’une manière plus générale, quelle est selon vous la limite de l’enseignement à distance via les outils numériques ?
Je dirais que la relation pédagogique maître-élève se construit différemment à distance : l’enseignement à distance limite la spontanéité des relations entre élèves et enseignants.
À l’heure où je vous parle (fin janvier 2022, ndlr), tous mes étudiants sont à distance. Et ce qui manque finalement, c’est de se croiser dans les couloirs, ou à la machine à café le cas échéant. Ce qui manque, c’est tout ce qui concerne la spontanéité de la socialisation. Les outils techniques peuvent bien sûr permettre la socialisation : rien n’empêche de prévoir des moments où l’on se réunit en visio, juste pour discuter. Mais tout ce qui se rapporte au hasard d’une rencontre dans l’établissement, et à l’échange informel qui s’ensuit, échange qui peut être riche et porteur de réponses à des questionnements de l’élève, tout cela ne peut être compensé par la technique.
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