Aménagement de la cour de récréation : sortir de l’hygiénisme et réapprivoiser le risque
Aujourd’hui, de nombreux projets d’aménagement de cour de récréation cherchent à y installer jardins et zones végétalisées. Cela repose souvent sur la prise en compte d’enjeux environnementaux : pour répondre au réchauffement climatique, une végétalisation des espaces est en effet la bienvenue. Mais l’intégration de la nature dans la cour de l’école présente aussi un autre avantage : réintroduire la notion d’expérimentation et un certain esprit d’aventure dans un espace encadré. A Lyon, Stéphanie Cagni est la co-fondatrice et co-gérante d’Atelier Pop Corn, une société coopérative spécialisée dans l’assistance à maîtrise d’usage pour l’aménagement d’espaces publics citoyens. Elle accompagne des projets de cours d’écoles aujourd’hui moins aseptisées, où les enfants puissent davantage faire l’expérience du monde qui les entoure.
Il y a cette chanson de Pierre Perret, « Donnez-nous des jardins », datant de 1975. Le texte évoque des espaces de jeux où les enfants s’écorchent les genoux et font des accrocs à leurs vêtements... mais où ils sont heureux et se fabriquent des souvenirs. Dans une cour de récréation végétalisée, on se salit sans doute un peu plus que dans un espace bitumé tels que ceux conçus ces dernières décennies. Ces cours au sol nu (mis à part quelques marronniers), Stéphanie Cagni les décrit comme « aseptisées ». Pour la directrice de la coopérative Atelier Pop Corn à Lyon, qui accompagne de nombreux projets d’aménagement d’espaces publics, les cours d’école ne laissent pas assez de place à l’expérimentation et à l’imagination des enfants. Elles évoquent même parfois les cours de l’univers carcéral. L’image peut être choquante et pourtant, si l’on y réfléchit bien, elle correspond à une certaine réalité, avec ces cours de récré bitumées et dégagée, éliminant un maximum d’obstacles visuels pour une meilleure surveillance.
Lors d’un webinaire de Manutan Collectivités dédié à l’aménagement et la végétalisation des cours de récréation, Stéphanie Cagni a évoqué l’importance de réintégrer la nature dans les cours d’école pour en refaire d’authentiques espaces d’apprentissage, où les enfants puissent relever de petits défis, prendre des risques raisonnables, se créer des souvenirs en confrontant aux éléments que sont la terre, le vent, le bois ou l’eau. Nous revenons avec elle sur ces questions.
Dans le webinaire vous parlez de cours d’écoles « aseptisées » (avec notamment la volonté des adultes de pouvoir surveiller facilement cet espace). Avez-vous identifié les étapes qui ont mené à cette aseptisation au fils des années ?
Cela a été progressif, mais il y a quand même eu ce grand mouvement d’hygiénisme au 19e siècle, avec une bourgeoisie qui exigeaient que les enfants restent « propres ». Être propre, c’était une question de santé, et c’était aussi une marque de respect pour le professeur. L’hygiénisme s’est ancré peu à peu, puis s’est renforcé plus récemment avec la notion de « risque zéro », et l’évitement de toutes les situations susceptibles d’engendrer un danger en termes de santé ou de sécurité au sens large. Les enseignants ont commencé à redouter les reproches, puis les procès qu’on pourrait leur faire en cas d’accident à l’école. La médiatisation des faits divers, même rares, a également contribué à cette volonté de faire de la cour de récréation un espace totalement sécurisé. On comprend parfaitement qu’il est essentiel de garantir la sécurité des enfants. Et que pour mieux surveiller un nombre d’élèves important, on cherche à supprimer tous les obstacles visuels et les éléments jugés à risque. Le problème, c’est que dans une cour sans relief, où ne peut avoir lieu aucun « incident » (on ne parle pas d’« accidents »), il ne se passe plus grand chose du point de vue de l’expérimentation de la vie ou de la prise de risques mesuré (franchir un obstacle, marcher sur un tronc d’arbre au sol...). Or, un enfant, pour grandir, a besoin de prendre des risques. De petits risques, mais des risques quand même.
Comment les parents perçoivent-ils ces questions du rapport à la nature ?
Depuis 40 ans, certains parents ont intégré l’idée que la nature est absente de l’école. Dans les projets d’aménagement que nous accompagnons, nous rencontrons parfois ainsi de jeunes parents, qui considèrent quasiment « normal » que les enfants n’aient plus de lien avec la nature dans la cour, qu’ils n’y expérimentent rien d’autre que le foot ou le jeu à l’élastique. C’est préoccupant car priver les enfants de ce contact avec les éléments naturels contribue à limiter leur imaginaire et leur développement. Cela impacte également leur santé et participe grandement au délitement du lien enfant-nature.
Comment intégrez-vous ces considérations dans les projets d’aménagements de cour de récréation que vous accompagnez ?
Au fil de notre expérience, on se rend compte que lors d’un projet d’aménagement de cour de récréation, il y a un phénomène d’« auto-censure » des participants à sa conception. Les équipes éducatives par exemple, s’il est question d’installer un jardin pédagogique, vont présupposer que les parents n’accepteront pas que leurs enfants se salissent ou risquent de se blesser lors des activités de jardinage. Elles vont donc écarter cette idée d’un jardin. Alors qu’en réalité, si l’on sonde les parents sur ce type de questions, on s’aperçoit qu’ils sont en moyenne seulement 3 à 4 % à exprimer des craintes... Il est important que dans la phase de co-construction du projet, chacun reste bien concentré sur ses propres attentes, et pas sur celles des autres utilisateurs.
On peut tout de même comprendre la peur des parents et des équipes pédagogiques face à d’éventuels dangers... Comment différencier le risque raisonnable de la notion de danger ?
Comme nous le disions, le « risque » dans le jeu est nécessaire pour le développement de l’enfant. C’est grâce à cela que l’enfant va apprendre à s’adapter, à mieux connaître ses limites, à les dépasser parfois, apprendre à se connaitre lui-même finalement. Un jeu « dangereux », c’est différent. Il implique une mise en danger de l’enfant, notre rôle est de l’en protéger. C’est à l’adulte de faire la différence entre le petit risque et le jeu dangereux, mais sans projeter ses propres craintes.
Par exemple, sur l’un de nos projets de cour d’école, les équipes éducatives craignaient la présence des buissons que l’on pensait planter dans l’espace extérieur. Selon elles, les branches des buissons risquaient de crever les yeux des enfants. En passant en revue toute leur expérience passée et leurs souvenirs plus lointains, on n’a pas trouvé d’exemple d’enfants qui se seraient crevé les yeux à cause des buissons... Elles ont fini par se dire que finalement, ces buissons n’étaient pas une mauvaise idée. (Ils ont beaucoup de succès depuis !)
Finalement, est-ce compliqué d’intégrer la nature dans la cour d’école pour stimuler l’imagination des enfants?
Mais justement, pas du tout ! Les enfants n’ont pas besoin d’installations complexes dans leur cour. Une branche ou un bâton, un tronc d’arbre au sol pour s’assoir, marcher ou sauter par-dessus... et ils s’inventent tout un univers et un monde de jeux. Cela suppose aussi que la surveillance de la récréation se déroule de manière interactive, avec des équipes pédagogiques qui puissent entrer dans le jeu des enfants et y participer parfois. C’est un changement pour elles aussi bien sûr. Mais au final, tout le monde y gagne.
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